Sa discrétion est devenue légendaire, Bruno Julien-Laferrière n’avait jusqu’à présent jamais accordé d’entretien à la presse. Sa courtoisie n’a d’égal que la force de ses convictions et la franchise avec laquelle il s’exprime sur son métier de gestionnaire de fortune dans l’une des plus importantes banques du marché (32 Md€ d’encours conseillé).

Entretien avec Philippe de Garate

Philippe de Garate : C’est une grande chance que d’être reçu par un homme qui ne reçoit jamais les médias. Mais c’est aussi une source d’interrogation. Pourquoi cette discrétion ?

Bruno Julien-Laferrière : Il n’y a dans ce choix de discrétion, aucune animosité envers qui que ce soit, a fortiori la presse, ni posture. C’est beaucoup plus simple : le peu d’appétence de parler de soi-même. Par pudeur peut-être. Parler de soi, c’est souvent oublier les autres. En outre, ma fonction de président d’une banque de gestion privée incline à une discrétion assez naturelle me semble-t-il.

PdG : La Banque Transatlantique n’est pas une banque de gestion privée comme les autres. Elle a ses propres spécialités comme celle concernant l’accompagnement des Français expatriés. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Bruno Julien-Laferrière : La Banque Transatlantique a trois lignes-métier : la gestion de fortune, au sens classique du terme, la gestion de plans de stock-options et d’attributions gratuites d’actions, et effectivement l’accompagnement des Français vivant à l’étranger, diplomates et expatriés du secteur privé.

Concernant ce troisième métier, il est historique et véritablement dans les gènes de la banque. La Banque Transatlantique, maison créée en 1881 par la famille Pereire, tient son nom de la Compagnie Générale Transatlantique. Lors de la crise de 1929, la banque rachète un établissement aujourd’hui disparu (la Banque Dosseur) dont le métier était de gérer les comptes des diplomates. Depuis lors, notre relation avec le ministère des Affaires étrangères n’a eu de cesse de se développer à telle enseigne que la banque est souvent appelée « la banque du Quai d’Orsay ». Nous en sommes fiers. Capitalisant sur cette expérience, la banque a développé ensuite un fonds de commerce élargi aux expatriés du secteur privé, cadres supérieurs ou dirigeants d’entreprises.

Nous sommes devenus ainsi « la banque des Français de l’étranger » et banquier également de nombreuses institutions spécialisées, telles les lycées français de l’étranger. Pour mieux les accompagner, nous nous sommes implantés dans une douzaine de villes à l’étranger, en Europe, Amérique du Nord et Asie. En outre, les familles s’internationalisent de plus en plus de nos jours, et développer une approche non seulement trans-générationnelle mais aussi trans-frontalière nous semble indispensable.

PdG : La Banque Transatlantique, filiale de Crédit Mutuel-Alliance Fédérale, gère près de 32 Md€ d’actifs. Elle se situe au troisième rang des banques privées en France. La population expatriée tend à progresser !

Bruno Julien-Laferrière : Le classement relatif de la Banque Transatlantique par rapport à nos concurrents ne m’intéresse pas. Je me moque que notre maison soit, en encours gérés, la première ou la dixième banque de gestion privée. Seule compte la satisfaction des clients. Et là, il faut viser l’excellence.

Pour ce qui concerne l’expatriation des Français en général, il y a une forte marge d’accroissement du nombre de Français qui s’expatrieront demain pour la seule et bonne raison que notre pays reste très en retard par rapport à nos voisins du Benelux, d’Allemagne, de Grande-Bretagne ou d’Italie par exemple où l’expatriation est plus ancrée dans les habitudes. Mais ceci change et s’expatrier devient de plus en plus naturel pour beaucoup de Français. C’est cela aussi la mondialisation.

PdG : Quel est le seuil d’actifs gérés minimal pour être client de la Banque Transatlantique ?

Bruno Julien-Laferrière : Je savais que je n’échapperais pas à cette question. Jamais nous ne communiquons de seuil d’entrée. C’est la négation même de « l’approche familiale » qui guide notre action. Un jeune peut ne pas avoir un sou mais nous intéresser. D’ailleurs, les plus jeunes collaborateurs de la Banque Transatlantique ont trouvé eux-mêmes l’accroche commerciale de la banque : « Votre potentiel est capital ». Tout est dit en quatre mots. Nous l’avons adoptée avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle s’inscrit dans l’esprit de la belle parabole des talents.

Chacun doit faire fructifier ce qu’il a en lui. Et pourquoi pas au profit aussi des autres ? C’est pourquoi nous avons tant investi dans la philanthropie à travers le Fonds de Dotation Transatlantique. La Banque Transatlantique est contrôlée par Crédit Mutuel-Alliance Fédérale. Et dans ce libellé, il y a le mot de « mutuel ». Croyez-moi, il ne s’agit en rien d’un slogan, mais de la valeur fondatrice de notre groupe dans lequel la Banque Transatlantique se sent en pleine cohérence.

PdG : Vous avez parlé des « jeunes collaborateurs » de la Banque Transatlantique. Que pensez-vous de cette nouvelle génération ?

Bruno Julien-Laferrière : Je vais être franc. J’ai participé à quelques jurys d’admission dans les grandes écoles et j’en suis sorti consterné. J’ai eu l’impression d’interviewer des clones. Des jeunes femmes et jeunes hommes tous très sympathiques, mais tous pareils, pensant la même chose de tout. Égrenant des chapelets de lieux communs consensuels.

Nous avons décidé de faire travailler en 2016 une vingtaine de jeunes collaborateurs sur les grands enjeux de demain et les grandes orientations stratégiques possibles pour la banque. Et là, je me suis réconcilié avec cette génération, certes de dix ans plus âgés que « mes » candidats aux concours, je les ai trouvés d’une formidable inventivité. Ils ont bousculé le comité exécutif de la banque. Beaucoup de leurs idées ont été retenues. Je leur en suis reconnaissant. La relève est là !

PdG : Comment expliquez-vous la très forte croissance des encours gérés par la Banque Transatlantique dans les dernières années ?

Bruno Julien-Laferrière : L’explication est simple. Avec le comité de direction de la banque, nous avons fait de nouveaux choix forts, clivants parfois, et nous nous y sommes tenus.

PdG : Lesquels par exemple ?

Bruno Julien-Laferrière : Le secteur de l’actionnariat salarié est un premier exemple. La Banque Transatlantique gère aujourd’hui les stock-options et les attributions gratuites d’actions de 130 entreprises; soit plus de 150 000 bénéficiaires qu’il faut accompagner.

Ou le secteur des expatriés CSP+, ce qui n’est en rien une niche, mais un vrai marché à très gros potentiel de développement pour la banque. Dès lors, bien sûr que nous avons su mettre en face les moyens humains et technologiques pour répondre à la complexité des sujets traités. Ou encore la clientèle américaine ayant des intérêts en France que la concurrence a laissée sur le bord de la route.

PdG : Certains Français, jeunes ou seniors, ne sont pas insensibles à l’expatriation fiscale, qu’en est-il à vos yeux ?

Bruno Julien-Laferrière : J’ai banni de mon langage l’expression « expatriation fiscale ». Et ce qui peut être valable pour une famille à un instant peut ne plus l’être quelques années plus tard. Il est trop caricatural souvent de peindre des personnes en « expatriés fiscaux ». La réalité des familles est autrement plus complexe. Et c’est ce qui fait le sel de notre métier. Combien de clients nous disent d’ailleurs « vous êtes la banque des familles ! ». C’est un beau compliment, même si les modèles familiaux se sont, c’est le moins que l’on puisse dire, diversifiés et que nous devons nous adapter.

PdG : Vous pensez que l’expatriation n’est pas motivée par des raisons fiscales ? Notre pays est tout de même le champion du monde des prélèvements obligatoires...

Bruno Julien-Laferrière : Lorsqu’un de nos clients s’expatrie, dans 99% des cas c’est pour des raisons professionnelles. Nous l’accompagnons avec notre offre bancaire et extra bancaire. Certes, il s’agit essentiellement de cadres supérieurs, clientèle pour laquelle nous avons un rôle à jouer.

PdG : La Banque Transatlantique, mis à part ses filiales ou bureaux à l’étranger, n’a pas de réseau bancaire à proprement parler, avec des agences. Comment recrutez-vous vos clients ?

Bruno Julien-Laferrière : Nous ne sommes pas une banque à réseau, vous avez raison, mais une banque de réseaux au sens « networking ». Nos clients sont d’excellents ambassadeurs : 85% d’entre eux ont recommandé quelqu’un ou envisagent de le faire.

Et j’aime comparer le développement de notre fonds de commerce avec une large composante d’anneaux olympiques qui s’entrecroisent. Par exemple, forte de notre très grande part de marché chez les diplomates, nous nous sommes développés auprès des autres grands corps de l’État (conseillers d’État, conseillers référendaires, inspecteurs des finances), et des hauts fonctionnaires en général. En outre, notre part de marché dans l’actionnariat salarié nous a donné une présence très forte dans les comités de direction du CAC 40 et du SBF 120.

Notre spécialisation auprès des expatriés nous a ouvert aussi le monde des institutions représentant les Français à l’étranger. La profondeur de tout cela est immense : il y a beaucoup à faire et je m’en réjouis.

PdG : Il existe une atmosphère un peu anxiogène aujourd’hui. On dit les investissements trop chers ou trop dangereux : marché de l’art, immobilier, private equity... Que faut-il penser, tout semble hors de prix ?

Bruno Julien-Laferrière : On est globalement dans une époque où il y a, à la fois trop de dettes et trop d’argent, ce qui peut sembler paradoxal de prime abord. Prenons vos trois exemples. Sur le marché de l’art, le conseil que je donne est d’acheter ce que l’on aime, ce qui vous touche. Cela n’exclut pas de se faire conseiller par un art advisor, mais c’est un postulat de base pour constituer une collection. J’ajoute qu’il n’existe pas un marché de l’art mais une multitude de marchés de l’art ! Le problème c’est que l’on ne parle que des records de Koons ou Hirst, soutenus souvent artificiellement par des galeries ou des institutions.

Mais pour un Koons, combien de peintres contemporains de bonne facture sont facilement accessibles ? Il ne faut pas se laisser impressionner par cet affolant mouvement des modes. La peinture ancienne, ou du XIXème siècle, est bradée pour la simple raison qu’elle n’est pas spéculative. Une commode XVIIIème parfois même signée se vendra quelques milliers d’euros seulement. Mon maître mot en matière d’art, faites-vous plaisir, gardez-vous des modes et faites-vous conseiller !

PdG : Le raisonnement est-il le même en immobilier ?

Bruno Julien-Laferrière : Oui, il y a une grande diversité des situations. Dire « le marché immobilier monte » ne veut rien dire ! Il explose à Paris, s’est fortement accru dans quelques métropoles comme Lyon ou Bordeaux, ou dans des stations alpines ou balnéaires huppées. Mais dans de nombreuses villes en région, le prix de l’immobilier ne monte pas, voire baisse. Un appartement de 100m2 à Saint-Etienne équivaut à 6m2 dans le VIIème arrondissement de Paris.

PdG : Et sur le private equity, quel regard portez-vous ?

Bruno Julien-Laferrière : Bien sûr, le risque est très élevé. Et en conséquence le risque de tout perdre est réel quand on investit en direct dans une entreprise. La règle doit être celle de la diversification. C'est pourquoi nous ne faisons intervenir sur ce marché que des clients expérimentés et à travers des fonds gérés par des asset managers reconnus que nous avons dûment sélectionnés.

PdG : Fort de votre expérience professionnelle, puisque cela fait 18 ans que vous êtes à la tête de la banque, quels enseignements majeurs tirez-vous de la période écoulée ?

Bruno Julien-Laferrière : Je suis frappé par l’incroyable accélération d’à peu près tout ! Les choses vont vite, trop vite. Nous avons moins de temps pour analyser. La décision doit venir vite. L’immédiateté est terrible, mais il faut s’en accommoder. Je n’aime pas le « c’était mieux avant ». Il faut s’adapter, toujours s’adapter. Et pour cela, former, former et former encore nos collaborateurs pour relever les innombrables mais passionnants défis.

Et puis bien sûr, je suis impressionné par la complexification des réglementations, ce qui a véritablement changé la façon de travailler des banquiers privés. Dix ans après le séisme de 2008 qui est à l’origine de beaucoup d’évolutions notre univers n’est plus le même.

PdG : En conclusion, qu’avez-vous appris à HEC ?

Bruno Julien-Laferrière : À sortir du cadre.

PdG : Et à Sciences Po ?

Bruno Julien-Laferrière : À m’intéresser à la Cité.